Le regard de la chercheuse : Evelyne Bechtold-Rognon

J’enseigne depuis 30 ans la philosophie, d’abord dans le 93, et depuis plus de 20 ans maintenant au Lycée de l’Essouriau des Ulis. Je suis par ailleurs depuis 3 ans présidente de l’Institut de recherches de la FSU.

Dans cette perspective, à la suite d’un travail de plusieurs années sur le Nouveau management public, j’ai écrit l’an dernier un livre sur ses origines, ses principes, la façon dont il impacte le travail et la vie des agent.es et les manières d’y résister et de le vaincre.

Vos recherches concernent le Nouveau management public. En quoi les enseignant-es que vous rencontrez se disent concernés par cette question?

J’ai appelé mon livre Pourquoi joindre l’inutile au désagréable ?

Les enseignant.es et de façon plus générale les agent.es du service public que je rencontre lors des stages que j’anime (une trentaine de stages depuis octobre, des milliers de collègues rencontré-es) réagissent toutes et tous à ce titre de la même façon : un sourire entendu, une approbation. C’est bien de cela dont il est question : pourquoi nos dirigeants s’acharnent-ils à nous faire subir des « réformes » aussi pénibles pour nous qu’inutiles et même néfastes pour les élèves, les malades, les justiciables et les autres usager-es du service public.

La chose qui me frappe le plus, c’est à quel point l’ensemble des personnes avec qui je discute me disent le sentiment de ne plus avoir le temps de respirer, de ne plus avoir le temps de bien faire leur travail. Les enseignant.es sont tout particulièrement sensibles à cet aspect du Nouveau management public, qui nous soumet d’autant plus facilement qu’il multiplie les tâches vaines à accomplir afin de nous priver du temps nécessaire à la réflexion et à la construction d’un collectif. Comme l’écrit Nietzsche en 1881, « Le travail est la meilleure des polices. »

En nous privant du temps (et souvent des espaces) nécessaires à la rencontre et au débat, notamment par le biais du contrôle permanent que permet le numérique, le NMP nous contraint aussi à consacrer une part importante de notre énergie à des activités d’évaluation, de rapports, de renseignements, qui empiètent gravement celle que nous pouvons investir dans la préparation de nos cours.

La multiplication des évaluations venues de l’extérieur, décalées par rapport au travail réel que nous accomplissons et conçues pour exhiber un problème que les solutions ministérielles prétendent déjà résoudre, nous dépossède de notre professionnalité et de notre fierté de bien faire notre travail. Comme l’écrit Danièle Linhart, « La dictature du changement perpétuel est le nouvel instrument de soumission des salarié-es. On arrive à transformer de bons professionnel-les en apprenti-es à vie ».

Comment agir pour obtenir des améliorations?

La première chose à faire est précisément de prendre du temps, en utilisant nos droits, notamment les heures d’information syndicale et les stages. Lire, prendre du recul, comprendre pour agir…

Décrypter la novlangue et percer les bulles de vide qui émaillent les discours de notre hiérachie.

La deuxième est de prendre ainsi conscience non seulement des mécanismes à l’œuvre mais aussi et surtout de la très grande complexité de nos métiers. Nous ne sommes pas des exécutant.es, notre travail ne peut pas se résumer à une notice de quelques pages. Être fières et fiers de ce que nous faisons, le dire avec précision, est une arme très forte contre l’ignorance et l’arrogance des «planneurs» qui prétendent savoir mieux ce que nous devons faire.

Et bien sûr, tisser patiemment un collectif de travail, de réflexion, de solidarité et de lutte.

En quoi la dimension Unité Action, tendance à laquelle vous appartenez, inspire vos travaux?

J’appartiens à la tendance Unité et Action, ce qui ne m’empêche évidemment pas de travailler avec des collègues d’autres tendances et de travailler avec eux au sein de l’Institut et lors de stages.

Il est vrai toutefois que le souci d’UA de chercher des solutions qui conviennent au plus grand nombre de collègues m’anime également. On peut parfois être tenté de trouver que nos collègues réagissent trop peu, subissent sans se révolter des réformes délétères et même pratiquent une forme de servitude volontaire. Je ne crois pas possible d’avoir raison tout seul, et je pense qu’il est totalement inutile de s’emporter contre celles et ceux « qui ne font rien ». Le collectif sans lequel rien n’est possible se construit patiemment, avec le respect de chacun.e, en écoutant sans jugement a priori ce que les collègues ont à nous dire.

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